Le Bonheur de Vivre : Un Manifeste Fauviste
Henri Matisse (1869-1954), Le Bonheur de vivre, 1905, huile sur toile, 175 x 241 cm, Fondation Barnes (Philadelphie).
Rédigé par : Axel Drouot
L'œuvre Le Bonheur de vivre (ou La Joie de vivre) d’Henri Matisse, peinte en 1905 et présentée au Salon des indépendants de 1906, marque un tournant décisif dans l'histoire de l'art du XXe siècle. Cette toile monumentale (174 x 238 cm), conservée aujourd'hui à la Fondation Barnes à Philadelphie, incarne l'esprit révolutionnaire du fauvisme et témoigne d'une rupture radicale avec les conventions artistiques de son temps.
Né en 1869 dans les Hauts-de-France, Henri Matisse s'impose comme une figure incontournable de la peinture moderne. Son parcours, situé à la croisée des innovations du XIXe siècle, à une époque où l'impressionnisme bouleversait les codes établis, se déploie dans un contexte de profonde transformation artistique. Durant un séjour à Collioure, aux côtés d’André Derain, autre pilier du fauvisme, Matisse entame une réflexion novatrice sur l’art de son temps, qui aboutira dans Le Bonheur de vivre.
À première vue, Le Bonheur de vivre présente une iconographie classique : des nymphes et des bergers nus s'étreignent, dansent, jouent de la flûte, et cueillent des fleurs dans un paysage bucolique, parcouru par un ruisseau. Cette scène idyllique évoque les concerts champêtres et les bacchanales des traditions mythologiques et pastorales largement représentés par les artistes classiques de la Renaissance au XIXe tels que Mantegna, Poussin, Watteau etc. Cependant, derrière cette continuité classique apparente, Matisse procède à une subversion des codes traditionnels.
Le format de la toile, digne d’une peinture d’histoire, renforce l'impression d'une œuvre monumentale. Pourtant, les corps représentés s’éloignent des canons académiques. Le nu classique, avec sa chair rosée et ses formes idéalisées, cède la place à des corps aux teintes pâles, presque cadavériques, rompant ainsi avec la tradition. Cette déconstruction volontaire des formes et des couleurs devient la signature du fauvisme, mouvement dont Matisse est l’un des chefs de file.
La comparaison avec L’Âge d’Or d’Auguste-Dominique Ingres, présenté au Salon de 1862, illustre ce contraste. Là où Ingres offre une harmonie classique, Matisse introduit une dissonance dans les formes et les couleurs. Si la thématique de Le Bonheur de vivre rappelle celle de Luxe, calme et volupté, une œuvre antérieure de Matisse, son traitement pictural se révèle bien plus radical. Les couleurs sont posées en aplats francs, les contrastes exacerbés, et l’ensemble dégage une harmonie troublante.
Le Bonheur de vivre est avant tout une célébration audacieuse de la couleur. Avant de réaliser cette œuvre, Matisse a exécuté deux esquisses préparatoires. La première, Paysage de Collioure (1905, conservée au MoMA), présente un paysage dépouillé, composé de touches rapides et saccadées de couleur. La seconde, plus proche du tableau final, préfigure déjà les couleurs vives et les formes simplifiées qui caractérisent Le Bonheur de vivre.
Dans l’œuvre achevée, la couleur devient un élément central, presque sauvage. Les deux figures féminines au centre, avec leurs chevelures flamboyantes, sont cernées de contours rouges vifs, soulignant les courbes des corps nus. La juxtaposition des teintes vertes, bleues, et jaunes crée un effet d’ondulation et de fusion entre les figures et le paysage environnant. Les contours ne modèlent plus les corps, mais les ouvrent à l’espace chromatique global, créant une fusion entre les formes humaines et naturelles qui confère à l’œuvre une vitalité unique.
La simplification des formes est une autre caractéristique clé de Le Bonheur de vivre. La perspective, bien que présente, est irrégulière, presque floue, marquée par l’échelle des personnages et la composition pyramidale. Les corps, les arbres, et les animaux sont réduits à des formes élémentaires, esquissées par des lignes rapides et fugitives. Les visages sont à peine ébauchés, et les corps semblent se fondre les uns dans les autres, créant une impression de mouvement perpétuel.
Cette quête de simplification et de pureté des formes répond à la complexité et au détail des traditions artistiques antérieures. En juxtaposant couleurs chaudes et froides, et en réduisant les figures à leur essence, Matisse parvient à subvertir les codes de l’histoire de l’art tout en s’inscrivant dans sa continuité.
Le Bonheur de vivre d'Henri Matisse est bien plus qu'une simple peinture : c’est un manifeste du fauvisme, un mouvement qui prône la libération de la couleur pure, la déconstruction des formes traditionnelles, et une nouvelle manière de percevoir et de représenter le monde. Par cette œuvre, Matisse n'a pas seulement marqué une rupture avec le passé, mais a ouvert la voie à une nouvelle ère de l'art moderne, où la couleur et la forme deviennent les vecteurs principaux de l'expression artistique. Le Bonheur de vivre demeure une œuvre emblématique, un témoignage vibrant de la révolution fauve qui a façonné l'art du XXe siècle.